Petites   et   Grandes   Histoires   de   ma   Vie


 

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~ Notre vie de tous les jours ~

 

     L'immense majorité des maisons d'Istamboul, en particulier dans notre pauvre bourgade, était construite en bois. La pierre était rare et chère, et les briques nécessitaient une main d'œuvre qui ne se trouvait pas facilement dans nos faubourgs. Nous occupions , quand j'étais petit enfant, un appartement situé au premier étage d'une maison qui comportait quatre logements ; les pièces étaient très vastes. L'entrée était constituée par une immense salle, qui nous servait aussi de salle à manger. Nous étions nombreux (cinq enfants, les parents, et bien souvent les invités) aussi, notre table était-elle constituée simplement par des tréteaux en bois sur lesquels on disposait des planches suffisamment longues pour permettre à tout le monde de s'asseoir autour de la table. Pour te donner une idée de la dimension de cette salle, je te dirai seulement que papa nous avait acheté un jeu de quilles dont nous nous servions dans le jardin de l'école des filles, qui était toute proche, car nous étions liés d'amitié avec la famille de la directrice. Nous utilisions aussi ces quilles en bois pour un usage assez imprévu: en effet, nous posions sur le sol de la grande salle, sous les planches de la table, ces quilles, et nous nous installions dessus. Nous faisions rouler la planche sur les quilles, et le passager assis à l'arrière passait les quilles à celui qui était en avant, et la ronde continuait dans un bruit infernal, qui provoquait souvent les protestations indignées des voisins du dessous, qui cognaient à leur plafond à grand coups de balais.

     A propos de balais, ma mère était d'une propreté méticuleuse, qui s'accommodait mal de l'état d'abandon dans lequel étaient laissés les chemins qui donnaient accès à notre maison. Ces chemins étaient, comme partout ailleurs, en terre battue, rarement pourvus d'un pavage irrégulier, qui n'avait rien de commun avec les pavés en granit des villes européennes. Il s'en suivait qu'en été, les chemins étaient pleins de poussière et de terre, pleins de boue en hiver. Ma mère avait interdit qu'on entrât dans la maison avant d'enlever ses chaussures. Il y avait donc, près de la porte, une rangée de sept à huit paires de pantoufles que l'on chaussait après avoir enlevé ses chaussures. Cela n'empêchait pas la poussière de pénétrer dans la maison, car elle était soulevée par les vents violents qui soufflaient fréquemment dans notre contrée.

     Maman avait donc plusieurs balais servant chacun à un usage bien déterminé : l'un pour balayer les pièces d'habitation, l'autre qui servait de brosse pour épousseter les sofas disposés le long des façades, etc... Ces sofas étaient composés d'une large marche en planches sur laquelle étaient disposes des matelas couverts de housses immaculées en été, de tapis d'orient en hiver. Il y avait aussi les balais de la cuisine, ceux de l'escalier qui menait à l'étage etc...

     On avait donc surnommé ma mère :"la dame aux sept balais".

     A ce propos, une autre histoire me vient à l'esprit: notre alimentation était constituée par les produits saisonniers, contrairement à ce que nous voyons aujourd'hui, ou, pratiquement, on peut se procurer tous les fruits et tous les légumes en toute saison. Pour donner un exemple, je citerai l'époque de la récolte des tomates: les boites de tomates en conserve n'existaient pas, bien entendu.

     Le seul moyen de pouvoir disposer de sauce tomate en hiver était de la fabriquer nous mêmes à la fin de l'été, et de la conserver en bocaux pour la consommer par la suite. Mon père, quand venait le jour de la fabrication de la sauce tomate, se rendait au marché et remontait en compagnie d'un portefaix qui portait sur son dos un sac contenant cinq à six dizaines de kilogrammes de tomates. Le lendemain, toute la famille était mobilisée pour contribuer à la préparation de la sauce. On découpait les tomates en morceaux, on les épépinait, et on les mettait dans d'énormes jarres en terre cuite, pour les laisser, une fois couvertes, fermenter au soleil sur la terrasse. Quelques jours après la fermentation, le légume était mis à égoutter dans des sacs en toile qu'on suspendait aux poutres disposées à cet effet, au dessus du sol de la terrasse. Ces sacs étaient très visibles de l'extérieur des maisons , distantes de plusieurs mètres les unes des autres. Nous recevions quelques fois la visite d'un cousin qui était assez myope, et, je dois dire, un peu innocent. A une de ses visites, il aperçut les sacs de toile, qui, pendus aux poutres et ficelés en leur partie supérieur avaient une forme triangulaire. Connaissant la propreté scrupuleuse de ma mère, dont nous avons parlé plus haut, il se dit: "Ce n'est pas croyable, voilà qu'elle a fait laver ses balais , et qu'elle les met à sécher, accrochés aux poutres de la terrasse! "Il frappe à la porte, et s'exclame: " combien de balais as-tu fait laver? Ce n'est pas pour rien qu'on te surnomme: "La dame aux sept balais!" Ma mère le fait venir à la terrasse, et, tout confus, il s'aperçoit que les balais étaient des sacs de sauce tomate…

     Pour revenir au contenu de ses sacs , celui-ci, une fois égoutté et séché, était mis dans de grands bocaux en verre, et recouvert d'une épaisse couche d'huile d'olive, puis mis dans des placards pour servir à la cuisine durant tout l'hiver.

     Outre les bocaux de tomates, nous faisions aussi , en utilisant à peu près le même procédé, des conserves de prunes dénoyautées, et des confitures de toutes espèces de fruits (cerises, coing, abricots, etc...). Il ne faut pas oublier les conserves de poisson salé, de graisse de bœuf, condiment indigeste, mais qui servait, comme l'huile d'olive, à préparer pendant tout l'hiver la nourriture. Car nous n'utilisions pas le heure, qui était d'ailleurs très rare, pour les besoins de la cuisine, mes parents étant de religion juive .

     Les journées passaient ainsi, remplies soit par les besognes ménagères, soit par les promenades à Ok-Meïdane en compagnie de mes frères aînés.

     J'étais un enfant tranquille et rêveur. Je me souviens, alors que j'étais tout petit, que ma mère, ou une de nos bonnes, me déposaient sur le tapis de la chambre qui servait de salle d'attente pour recevoir les malades qui venaient consulter mon père. Les dames qui venaient en visite s'apitoyaient sur le sort de ce pauvre petit bébé qui dormait sur le tapis à poings fermés. Je n'étais pas pour autant plus malheureux que ça.

     Mon père était très connu dans notre bourgade comme dans toute la ville, sans que ce soit l'effet d'une ségrégation voulue, les gens se groupaient par confessions dans des quartiers différents: les quartiers turcs, musulmans, grecs, arméniens, juifs, etc... Mon père était souvent appelé en consultation chez les turcs, et connaissait parfaitement leurs coutumes. Aussi, une fois ouverte la porte de la demeure ou il devait entrer pour soigner un malade, s'arrêtait-il un instant pour lancer un appel: "Hanoum-ler" (Mesdames .êtes-vous couvertes?) Il était en effet interdit aux femmes musulmanes de montrer leur visage et leur chevelure à des hommes autres que leurs maris. Mon père attendait donc quelques instants avant de pénétrer dans la maison.

     Cette coutume qui interdit aux femmes musulmanes de montrer leur visage se retrouvait dans tous les lieux publics, Ainsi, il y avait les bains publics, intitulés "hammam" fréquentés par les femmes, et ceux fréquentés par les hommes. Quand nous étions tous petits enfants, jusqu'à l'âge de six ans, les mamans emmenaient leurs garçons avec elles. Mais, à partir de six ans, ce sont les papas qui les emmenaient avec eux.

     Je dois m'arrêter un peu sur la description des hammams, qui étaient les lieux de détente idéaux. On entrait d'abord dans une immense salle, couverte par une coupole percée de multiples petites fenêtres, dans laquelle on déposait ses vêtements, qu'on échangeait contre des linges de bain roulés autour de la ceinture et des peignoirs. On entrait ensuite dans la salle de sudation, où régnait une chaleur voisine de quarante degrés. Le chauffage de cette salle et, à un moindre degré, de tout le hammam, était assuré par des conduits souterrains, qui donnaient passage aux fumées et aux gaz chauds d'un immense foyer dont le combustible était principalement du bois.

     Une fois la sudation terminée, on entrait dans les salles de bain à proprement parler, on s'asseyait sur des bancs en pierre longeant tous les murs. Ces derniers étaient pourvus de vasques dans lesquels coulait l'eau chaude sans arrêt. Mais, avant de se laver, il fallait se débarrasser en se frottant vigoureusement de ce que Théophile Gautier appelait les "copeaux balnéatoires" . Ce n'est qu'après qu'on se savonnait, et qu'on se rinçait au moyen d'écuelles en cuivre qui servaient à prendre l'eau dans les vasques.

     Dans les bains réservés aux hommes, les serviteurs, dont la fonction était d'éviter aux clients les fatigues du savonnage et du rinçage, utilisaient d'énormes balais en laine trempés dans de larges cuves. Une fois le bain termine, on revenait dans la salle où on avait laissé les vêtements, et on se reposait, car la séance du bain était passablement fatigante. On pouvait se faire servir du café, des glaces, et une fois bien reposé, on quittait le hammam, pour retrouver l'animation des rues avoisinantes.

     Je continue à te raconter tous les souvenirs qui me viennent à l'esprit, sans pour cela qu'ils soient exactement cités dans un ordre chronologique.