Petites   et   Grandes   Histoires   de   ma   Vie


 

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~ le cortège du sultan ~

 

     Je suis né, comme je te l'ai déjà dit, à Istamboul. Mais, compte tenu de l'étendue immense de cette ville, je dois te préciser que c'est dans le faubourg de Hasköy que j'ai vu le jour.

     Hasköy est une bourgade qui se trouve sur la côte nord-est de la Corne d'Or. Les deux rives de la Corne d'Or ont une toute petite partie horizontale au bord du golfe, le reste des quartiers s'étage sur des pentes assez raides qui ne facilitaient pas l'accès des véhicules, tirés à l'époque par des chevaux ou des buffles. Par contre, cette configuration topographique avait l'avantage important que chaque maison jouissait d'une vue splendide sur la Corne d'Or et la côte opposée.

     Mon père était médecin, et sa clientèle habitait donc cette bourgade, qui s'étendait sur plus d'un kilomètre de long. Il faisait tous les jours, matin et soir, pour visiter ses malades, le parcours aller retour depuis notre maison jusqu'au bout de la localité qui était composé de montées et de descentes épuisantes. Quand par hasard il avait quelques instants de loisir, son seul et meilleur plaisir était de monter au premier étage de notre maisonnette, et de s'asseoir sur le sofa, d'où on avait une vue admirable sur la Corne d'Or et sur la Côte opposée à la nôtre. On voyait ainsi tous les faubourgs, dont certains étaient dans l'enceinte de l'ancienne Byzance, et il ne se lassait pas d'admirer le merveilleux spectacle offert à ses yeux par les silhouettes des mosquées d'Istamboul et de leurs minarets qui se détachaient sur le fond bleu du ciel. Un spectacle encore plus féerique nous était offert pendant les nuits de fêtes religieuses musulmanes. Je me demande toujours comment, avec les moyens rudimentaires dont on disposait à l'époque (au début de ce siècle), il était possible aux gens chargés de ce périlleux travail de lancer entre les sommets des minarets à une trentaine de mètres de hauteur, et distants de plusieurs dizaines de mètres des câbles auxquelles étaient suspendues d'innombrables petites lumières (veilleuses à l'huile ou au pétrole) Ces câbles formaient dans le ciel, au dessus des mosquées, des festons qui couronnaient donc toute la côte opposée: par les nuits claires, on ne pouvait se lasser d'admirer ce spectacle.

     Tu me demandes quels sont les souvenirs de mon enfance qui sont restés les plus profondément gravés dans ma mémoire. Un de ceux-ci est celui de la cérémonie du couronnement du sultan.

     La Turquie, qui était encore à l'époque un immense empire, vivait au début du siècle sous la domination d'un sultan au pouvoir absolu. Le petit peuple ne s'en plaignait pas beaucoup, car la résignation et le fatalisme étaient le fondement de son comportement.

     Les classes un peu plus évoluées ressentaient un obscur besoin de liberté qui, peu à peu, se développa, pour enfin aboutir à ce qu'on appela la révolution de 1908. Le sultan absolu (Abd-Ul-Amid) fut déposé et relégué dans une résidence située à Salonique, qui appartenait alors encore à l'empire Ottoman, Une constitution fut promulguée, et un nouveau sultan accéda au trône. Comme beaucoup des proches parents du sultan absolu, le nouveau souverain avait vécu de longues années en prison, car les sultans en exercice avaient coutume de laisser de nombreux membres de leur famille en captivité, par crainte de complots. Cette incarcération prolongée avait influé sur le caractère du nouveau roi (sultan Rechad), qui donnait l'impression d'un homme taciturne et passif. La cérémonie religieuse du couronnement avait lieu dans la mosquée la plus sacrée d'Istamboul, qui était la mosquée d'Eyoub. Cette localité, dont Pierre Loti fait mention dans ses romans sur la Turquie, était située tout au fond de la Corne d'Or, sur la côte sud où avait été édifiée l'ancienne Byzance.

     Après la cérémonie religieuse, un immense cortège s'était formé à la sortie de la mosquée. On y remarquait les gardes à cheval qui ouvraient la marche et encadraient le cortège de part et d'autre, les troupes à pied, et en particulier les soldats circassiens (tcherkess) aux uniformes somptueux, et choisis spécialement à cause de leur majestueuse carrure. Venaient ensuite les hauts dignitaires civils, les hautes autorités religieuses de toutes les confessions (musulmanes, chrétiennes, juives, etc...), les membres du corps diplomatique, le carrosse découvert du roi, tiré par huit magnifiques chevaux blancs, tenus en main par les tcherkess, et enfin, plus d'une douzaine de carrosses fermés où les dames du harem, voilées, montraient à peine leurs yeux, en se penchant à leurs portières • Ces carrosses étaient entourés par la Garde noire du harem. Le cortège était suivi par une autre compagnie de gardes à cheval et de tcherkess.

     Cet immense défilé, long de plus d'une centaine de mètres, se dirigeait alors, à lente allure pour aller rejoindre le palais de la pointe du sérail, distant de plusieurs kilomètres. Et sur tout le parcours, la foule, dense, silencieuse et respectueuse, admirait les uniformes chamarrés, les carrosses rutilants de dorures, et les personnages de haut rang, graves et impressionnants.

     J'avais huit ans quand mes frères aînés me conduisirent pour assister à ce défilé ,il y a donc près de quatre vingt ans de cela, et mes yeux sont restés depuis éblouis par ce spectacle brillant et inoubliable.