Petites   et   Grandes   Histoires   de   ma   Vie


 

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~ Le départ vers la France ~

 

      La guerre 14-18 était finie, la Turquie qui était du côté des ennemis était battue avec l'Allemagne, et la situation était assez catastrophique: crise, aucune perspective d'avenir, tout le monde se demandait ce que le pays deviendrait. Mon Papa et ma Maman, voyant cette situation, décidèrent avec beaucoup de discernement et de raison, que nous irions continuer nos études en France. Une fois la chose décidée, nous commençâmes à faire nos préparatifs pour le départ, mais en attendant, nous continuions d'aller à l'école d'Ingénieurs turque comme d'habitude. Seulement, les derniers jours, je ne te cache pas que j'étais moins assidu, et il m'arrivait d'arriver en classe alors que le cours était déjà commencé depuis un quart d'heure ou une demi-heure, et le professeur, au lieu de m'attraper violemment, me disait en turc : "Ah! Bonjour Monsieur Maurice. Oh, mais dites donc, vous êtes en avance! Où est-ce que vous avez éteint votre lanterne?" Effectivement, quand les gens se levaient de très bonne heure, étant donné que l'éclairage public était déficient, et encore plus pendant cette période d'après-guerre, chacun se baladait avec sa lanterne de façon à ne pas risquer de faire un accident.

      Le jour du départ est arrivé, nous devions partir les deux frères ensemble, oncle Yves et moi même. Inutile de dire qu'à l'époque, il n'y avait pas d'avion, et il y en aurait eu que Papa, complètement ruiné par cette affreuse guerre, la petite maison brûlée par l'incendie, n'aurait pas pu nous payer le voyage. En effet, Papa avait mis toutes ses économies et tout son Cœur à se construire une maison dans notre pauvre quartier de Haskoï, où vraiment nous avions une vue splendide sur tout Istamboul, avec toutes les mosquées sur les crêtes qui offraient un spectacle magnifique. Malheureusement, l'incendie a tout ravagé et nous avons été obligés de nous replier dans le quartier dit européen de Péra., dans un appartement tout ce qu'il y a de plus banal, dans une petite rue tout ce qu'il y a de plus modeste, dont le seul charme était que depuis le bout de cette rue, on apercevait la tout de Galata dont nous avons déjà parlé.

      Mon père étant complètement ruiné, pour nous permettre d'aller faire nos études en France, Papa fit appel à un collègue qui habitait à Péra, qui était médecin, et qui avait une situation beaucoup plus brillante que la sienne. Ma mère a pensé qu'on pourrait peut-être lui demander de nous faire un prêt. Il faut dire que la plupart du temps, mon père ne faisait pas payer ses consultations car ses patients avaient peu de moyens, ce que ma mère lui reprochait parfois car ils avaient une grande famille à nourrir. Mon père est donc allé parler à ce collègue, qui a accepté, et c'est grâce à cette aide que nous avons pu achever nos études. Mais le collègue en question avait une arrière pensée : il avait une fille, qui était sans doute très aimable, mais qui n'était pas jolie du tout, et il voulait la marier. Ce n'était pas à moi qu'il pensait : j'étais trop jeune et considéré comme une quantité négligeable. C'est à Oncle Yves qu'il pensait. Et à la fin de nos études, il est allé trouver Papa; il lui expose ses pensées. Papa lui répond qu'il faut d'abord demander l'avis de Yves. C'est ainsi qu'il en parle à mon frère. Mais celui-ci n'était pas du tout amoureux de la jeune fille, et fit comprendre à mon père qu'il ne se sentait pas capable de faire un bon mari pour cette jeune fille. Le collègue ayant appris ce refus dit : "puisque c'est comme ça, il va falloir me rembourser!" Et c'est ce que nous avons fait, mais ça n'a pas été facile, car nos salaires d'ingénieurs débutants étaient très faibles à l'époque.

      Nous quittâmes donc définitivement l'école et nous prîmes un bateau de la compagnie Paquet, qui existe toujours aujourd'hui, mais qui maintenant a vocation de faire des croisières touristiques, alors qu'à l'époque, c'était une compagnie régulière de navigation, avec escale à Istamboul et à Marseille. Nous voyagions, bien entendu, dans la classe la plus modeste, mais le voyage a quand même été très agréable : nous avons traversé tout l'archipel, avec des îles grecques luxuriantes, la Méditerranée centrale, la bordure de la Sicile, et en définitive, nous arrivons à Marseille.

      C'était au milieu de la nuit, nous débarquons avec nos pauvres bagages, et nous sommes tout de suite assaillis par une nuée de gens disant : "donnez nous vos bagages, donnez nous vos bagages, on va vous les amener au train". Nous étions de pauvres étudiants inexpérimentés, et à voir tous ces gens là nous assaillir, nous nous sommes dits : "Nous ne donnons nos bagages à personne". Nous avions une malle assez importante, nous nous sommes assis tous les deux sur la malle, et nous n'en avons pas bougé jusqu'à ce qu'il fasse jour. Au lever du jour, on voyait peu clair, au sens propre comme au sens figuré. Nous avons vu que les transports des bagages s'effectuaient, du port jusqu'à la gare, au moyen de charrettes tirées par des chevaux à l'époque, et nous sommes rentrés en contact avec l'un des conducteurs de charrette qui nous a fait un prix raisonnable. Nous avons mis les bagages sur la charrette et nous l'avons suivie à pied depuis le port jusqu'à la gare. Déchargement des bagages, halte pour prendre les billets, et nous voici installés dans nos compartiments. Tu vois que je n'ai pas gardé un très bon souvenir de mon arrêt à Marseille.

      A cette époque, ce n'était pas le TGV, ce n'était pas très rapide, et nous avons mis un nombre d'heures très respectables, et finalement, nous arrivons à Paris.

      L'accueil à Paris a été extrêmement chaleureux par la famille. Il n'y a que le premier soir, le temps que tout s'organise, que notre oncle nous a installé dans un pauvre petit hôtel de la rue Sedaine, dans une chambre qui donnait sur une cour un peu sinistre (la façade d'en face, toute noire de suie, n'était qu'à six ou sept mètres). De plus, dans le parcours en taxi depuis la gare, nous avions vu des maisons dont les façades n'étaient pas très belles à voir, toutes grises de saletés et de suie. Pour nous qui venions d'un pays blanc, encore préservé de la pollution par les gaz d'échappement des voitures, à l'époque, et si ensoleillé, je dois te dire que notre première impression de Paris fut un peu désastreuse. Bien entendu, par la suite, nous avons appris à connaître Paris, à l'aimer, mais il a fallu du temps. Nous avions de plus, quitté Constantinople par un temps resplendissant et il faisait également un temps magnifique lorsque nous traversions les archipels et jusqu'à Marseille. Mais arrivé à Paris, est-ce par malchance?, le temps était gris et froid. Nous nous sommes dit: "C'est ça Paris?"

      Par ailleurs nos professeurs du Lycée Faure nous avaient appris la langue classique, le français comme on le parlait du temps de Molière et de Corneille. Arrivés à Paris, il y avait des moments où nous avions même du mal à comprendre: "J'peux pas!" Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire? Nous, nous disions : "Je ne peux pas". Toutes ces abréviations abusives, l'accent parisien, tout ça faisait que pour nous, ce n'était pas la langue française mais une espèce de jargon incompréhensible. Ca aussi, nous nous y sommes habitués, et bien souvent, nous nous prenons à parler de la même façon. En plus, nous avions l'air de prétentieux. Quand nous faisions bien attention à nos liaisons et nos accords, les gens se disaient : "Qu'est-ce que c'est que ce pédant! Y peut pas parler comme tout le monde, non?" Nous ne disions pas "Y peut pas parler" mais "Ne peut-il pas parler?" Voilà ce qu'on entendait à longueur de journée. Je dois dire qu'arrivé à l'école des Ponts et Chaussées, la plupart de mes camarades étaient très accueillants, très gentils. Par la suite, aussi bien au début de mon activité professionnelle lorsque j'étais employé que plus tard lorsque j'ai ouvert un bureau d'études pour le calcul des ouvrages en Béton Armé, j'ai surtout progressé grâce à mes camarades avec qui j'avais gardé contact.